[Âmes sensibles, s'abstenir]
Cela faisait trois jours que ça n'allait plus. La plaie était à fleur de peau, prête à ressortir à la moindre occasion, au moindre souvenir malheureux. J'ai vécu quelque chose d'inédit, que je ne pensais pas enfoui au fond de moi. Je ne me croyais pas capable de telles choses, mais visiblement c'était inscrit en moi; il fallait que ça arrive un jour ou l'autre. Cela vient de se produire, il y a quelques heures, et j'ai encore l'esprit embrouillé, voilà pourquoi je prendrais moins de temps pour mieux tourner mes phrases et écrire d'une meilleure façon. Non, cette fois-ci je voudrais raconter ce qu'il s'est passé pour ne jamais l'oublier.
Trois jours donc, que la plaie souhaitait refaire surface. J'ai tenté de combattre, de lutter, mais elle a remporté la partie. Durant ces trois jours, je n'étais pas seule, il était avec moi; ce qui explique très certainement ce grand relâchement une fois qu'il fût parti. Je ne voulais pas qu'il parte, peut-être parce qu'au fond de moi je sentais que j'allais exploser, que quelque chose de terrible allait arriver, et j'étais sûre qu'il aurait pû m'en préserver.
Je ne mis même pas quelques secondes avant de sentir mes larmes couler. A nouveau je redevenais une petite fille, inconsolable et seule. J'avais l'habitude de pleurer, mais cette fois-ci, c'est comme si quelque chose s'était retourné en moi, comme si on m'avait possédée, comme si plus rien n'avait de sens; je ne distinguais plus la réalité, je ne me souvenais de rien. Et c'est à partir de cet instant que mon corps m'a guidée. Machinalement, je suis allée chercher quelques objets, dans un ordre précis, et je les ai emmenés dans ma salle de bains, que j'ai fermé à clé. J'ai retiré mes vêtements de manière à ce que je sois presque nue (je ne voulais pas me dêvetir totalement car dans ces moments là, la vue de mon corps me dégoute presque) et j'ai ainsi commencé une sorte de rituel, assise en tailleur sur le carrelage.
J'ai tout d'abord coincé mon mp3 dans mon soutien gorge, et mis cette chanson en boucle pendant la demie heure qu'a duré mon histoire. Je ne me préoccupais pas tellement du froid qu'il faisait, je sentais ma peau comme bouillante, en ébullition.
Une bouteille de Badoit. Entière. Je deteste l'eau gazeuse, je trouve le goût trop amer, et par conséquent immonde. Mais lorsque l'histoire a commencé il y a trois ans, et que je ne pouvais plus rien manger, je ne faisais que boire de l'eau gazeuse. Pour que chaque signe de digestion fasse disparaître les images de lui en train de lui faire l'amour qui me donnaient un mal de coeur inguérissable. Pour moi, l'eau gazeuse a le goût amer de la souffrance qu'apporte un amour cassé. J'ai lentement tourné le bouchon jusqu'à entendre le bruit des bulles. Ce bruit m'a rendu heureuse, je crois même avoir souri malgré mes larmes, mais je ne sais pas vraiment pourquoi. J'en ai bu plusieurs gorgées, c'est toujours aussi dégeulasse. J'ai reposé la bouteille sans la reboucher.
Une épingle à nourrice. J'ai longtemps eu l'habitude depuis mes dix ans, lorsque ça n'allait pas, de me griffer légèrement le corps (plus souvent les poignets ou les cuisses) avec une épingle à nourrice. Pour que la douleur physique soit supérieure à la douleur morale, pour ne plus trop penser a ce qui me mettait dans cet état. J'avais juré à plusieurs personnes au courant de ne plus jamais recommencer, mais je dois avouer que sur le coup, j'étais comme possédée, et je n'ai plus du tout pensé à ces promesses, elles ne m'ont même pas éffleuré l'esprit. J'ai alors commencé à me griffer doucement le poignet, sur le coté. Mais les larmes ne cessaient pas, alors j'ai appuyé plus fort. Les boursouflures habituelles sont apparues, et mon âme s'est apaisée.
Je pensais alors en avoir terminé, jusqu'à ce que je voie son rasoir sur le bord de mon lavabo. Triste erreur de l'avoir oublié me suis-je dit... Je n'avais jamais touché à un rasoir pour faire ce genre de choses, car je ne voulais pas d'une douleur vive, juste ce qu'il fallait pour arrêter les larmes. Mais mon esprit en avait décidé autrement. Je l'ai pris, je l'ai longtemps regardé, et une partie de moi hurlait de peur à l'idée de ce que l'autre partie de moi avait en tête. Je ne voulais pas, mais je ne contrôlais plus mes gestes. La lame s'est enfoncée doucement, sur de courtes distances, par dessus les rougeurs déjà présentes. Je vivais une expérience terrible; j'avais l'habitude que mes "moi" se confrontent, mais jamais au point de m'effrayer comme je l'ai été ce soir. Cela n'a pas duré longtemps, et je pense que je voulais simplement me faire peur. Une fois que j'eus assez d'adrénaline, je reposais le rasoir et me levai.
La plaie était là. Je la sentais mais je ne la voyais pas. Je ne controlais encore plus rien. Quelques gorgées de Badoit, comme si c'était de la Vodka. Une grande inspiration, puis ma main se rapprochait à nouveau du rasoir. Je ne pouvais rien faire, ni gémir, ni crier, ni bouger. Dans ma tête, je ne voyais pas la plaie alors que je la sentais, c'était incohérent; il fallait donc que cette plaie existe rééllement. Le rasoir se rapprochait de mon sein, je transpirais. Et si je saignais trop? Et si les cicatrices devenaient trop voyantes? Quelles explications je pourrais donner? Est-ce que je vais avoir très mal? Ces questions me ralentirent cependant, car je réussis à remplacer le rasoir par l'épingle à nourrice. J'écartais mon soutien-gorge d'une main, et de l'autre je créais la plaie. Encore une fois je souris, car j'éprouvais un réel sentiment de satisfaction.
J'en avais presque fini. Je relevais la tête et me regardais dans le miroir. Pour une fois dans toute ma vie, je me trouvais parfaite. J'étais dédoublée. Je ne sentais plus mon corps, et je regardais mon autre moi dans le miroir, comme si je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. Je posais une main sur le miroir, puis l'autre, et j'eus vraiment l'impression à cet instant que nous étions deux dans la salle de bains. Je ne sentais pas la froideur du miroir, mais la chaleur d'une main qui elle aussi tremblait de peur. Je plongeais mon regard au plus profond de mes propres yeux, je sentis la peur à son plus haut degré. Nous étions deux, nous avions peur, mais nous étions incapables de nous sauver pour autant, puisque nous étions coincées dans le même corps. Je restai de longues minutes à lui/me toucher les mains, puis l'échange prit un autre tournant.
Je repris la bouteille, et ne pouvant toujours pas controler mes mouvements, la portait à ma bouche. Je devais la finir. C'était obligatoire. L'amertume me donnait a la fois envie de vomir, mais me soignait d'une autre part. Je me regardais encore boire, je me forçais à ne pas tout recracher, l'eau coulait sur mon menton; je voulus encore plonger mon regard dans ma double pour lui montrer que j'avais peur et que je ne comprenais pas pourquoi je devais faire ça, mais a la place du regard embué, du visage enfantin, je retrouvai un visage hautain, avec un regard qui m'effrayait au plus haut point. Je finis alors la bouteille pour ne pas la contrarier plus, et elle disparut.
Le miroir redevint froid, je repris conscience du monde extérieur et repris le controle de mes mouvements. Je ne comprenais plus, je ne comprenais pas. La douleur sur mon poignet et sur mon sein se fit sentir d'un seul coup, et je restai plantée là, réalisant ce qu'il venait de se passer.